Le recours direct des candidats évincés : le Conseil a franchi le pas

Le conseil d’État vient de rendre un arrêt qui n’a pas fini de faire parler de lui : désormais, un candidat non retenu à un marché public, pourra demander l’annulation du contrat, même une fois signé.
Le Conseil d’État vient de rendre une décision qui devrait rester dans les annales.

Par son arrêt du 16 juillet 2007, il a effectué un revirement de jurisprudence important relatif aux recours de certains tiers à un marché public. Rappelons qu’en droit administratif, la jurisprudence a défini en partie les procédures de recours. En l’espèce, la CCI de Pointe-à-Pitre avait lancé un marché de marquage des aires d’avions d’un aéroport et elle l’a attribué à l’entreprise Rugoway. La société TROPIC TRAVAUX SIGNALISATION a saisi le juge des référés du tribunal administratif de Basse-Terre pour faire suspendre « l’exécution de ce rejet de son offre, la décision de la chambre de commerce et d’industrie acceptant l’offre de la société Rugoway, sa décision de signer le marché et le marché lui-même ».

UN REVIREMENT DE JURISPRUDENCE PEU ÊTRE PAS SI ÉTONNANT

Dans cet arrêt, le Conseil revient en partie sur la solution de l’arrêt « Martin » de 1905 qui est connu pour avoir consacré la théorie de l’acte détachable d’un contrat administratif. Selon la jurisprudence, un acte détachable d’un contrat est un acte de l’administration, pris antérieurement au contrat qui peut exister par lui-même : par exemple la décision de conclure un contrat est un acte susceptible de faire l’objet d’un recours (CE 7 février 1936 Département de la Creuse).

Dans cette décision, le Conseil avait voulu respecter le principe de l’irrecevabilité des recours des tiers à un contrat administratif. Pour autant, il a octroyé un moyen de défense aux tiers ayant un intérêt à agir contre un tel contrat. Il a donc identifié des actes de l’administration, antérieurs et détachables du contrat, pouvant faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoirs (REP). Ainsi, par exemple, le Conseil d’État, dans son arrêt de 1973, Ministre de l’aménagement du territoire contre Schwetzoff a considéré que les actes approuvant l’octroi d’un contrat « sont susceptibles d’être attaqués par la voie du recours pour excès de pouvoir ». Les candidats évincés d’un marché public se servent de cette solution pour intenter des référés pré-contractuels afin d’annuler des procédures terminées mais dont les marchés ne sont pas encore signés.

L’arrêt « société TROPIC TRAVAUX SIGNALISATION » ouvre donc une brèche dans le principe que l’autorité administrative a défendu depuis 1905. Le Conseil a donc reconnu qu’un candidat évincé d’un marché public est « recevable à former devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction contestant la validité de ce contrat ou de certaines de ses clauses, qui en sont divisibles, assorti, le cas échéant, de demandes indemnitaires ». Ainsi, le Conseil d’État a décidé de suivre en partie son commissaire du gouvernement, Didier Casas. Pour ce dernier, l’état de la jurisprudence posait des problèmes de sécurité juridique, notamment par sa complexité et son incohérence. De plus, la prochaine directive recours qui est en voie d’être adoptée, suivra cette logique de recours des candidats évincés contre un marché déjà signé.

Il était donc temps que le juge franchisse le pas. Cependant, en étudiant la jurisprudence sur ce sujet, il est possible de voir un glissement vers la solution du 16 juillet. En effet, depuis les arrêts « époux Lopez » de 1994 et « Société Hertz » de 1999, le Conseil permet aux demandeurs de saisir le juge du contrat, après le succès d’un REP, pour faire prononcer l’annulation d’un contrat. De plus, en 1996, par son arrêt « Cazeele », le juge administratif accepte d’examiner, lors d’un REP, les clauses réglementaires d’un contrat administratif : celles qui ne règlent pas les relations entre les cosignataires. Enfin, l’arrêt « Ville de Lisieux » de 1998 permet à des tiers d’attaquer directement des contrats de recrutement d’agents non titulaires.

LA PROCEDURE MISE EN PLACE

Le dispositif établi par le Conseil d’État tente de corriger les imperfections du système actuel. Le recours des candidats évincés qui estiment qu’un de leurs droits a été lésé, auprès du juge du contrat, doit se faire

« dans un délai de deux mois à compter de l’accomplissement des mesures de publicité appropriées, notamment au moyen d’un avis mentionnant à la fois la conclusion du contrat et les modalités de sa consultation … ».

Le système met donc à la charge du pouvoir adjudicateur une obligation de publication pour l’attribution des marchés, mais il semble que cela vaut pour tous les contrats, même ceux dont le montant est inférieur à 210000 euros, contrairement aux dispositions de l’article 85 du code.

De plus, contrairement aux conclusions du commissaire du gouvernement, ce ne sont que les candidats non retenus pour un marché qui peuvent intenter ce recours, et non tous les tiers qui peuvent se prévaloir d’un droit lésé. Même si cette dernière notion est plus stricte que celle de « l’intérêt à agir », Didier Casas voulait accorder ce droit de recours aux contribuables locaux, aux usagers d’un service public dans le cadre d’un contrat de délégation de service public, …

Dans le même souci de sécurité juridique, il semble que le Conseil a voulu mettre fin, en partie, aux solutions jurisprudentielles dégagées par le juge du référé qui ont fait parfois réagir fortement la doctrine. En effet, il interdit aux candidats évincés, à partir du moment où le contrat est signé, de pouvoir introduire un recours pour excès de pouvoir contre un acte détachable.

Ces requérants ont la possibilité d’attaquer le contrat lui-même, il n’est plus utile de leur permettre de l’attaquer indirectement par le biais d’actes préalables : c’est le contrat lui-même qui est censé léser leurs droits. Ensuite, il permet au juge du contrat d’apprécier l’ampleur du vice de la procédure et de régler le litige par une solution adéquate :

« il appartient au juge, lorsqu’il constate l’existence de vices entachant la validité du contrat, d’en apprécier les conséquences ».

Ainsi, le juge pourra donner différentes solutions suivant les cas. Selon la gravité du vice, le contrat sera résilié ou certaines clauses pourront simplement être modifiées. Le Conseil permet aussi que l’exécution du contrat se poursuive, « éventuellement sous réserve de mesures de régularisation par la collectivité contractante, ou d’accorder des indemnisations en réparation des droits lésés ».

Le Conseil ajoute que ces candidats pourront « accompagner » leur recours d’un référé pour suspendre l’exécution du contrat.

Enfin, toujours pour assurer la sécurité juridique, cette nouvelle procédure ne pourra être « exercée qu’à l’encontre des contrats dont la procédure de passation a été engagée postérieurement à cette date ». Devant les réactions prévisibles que cet arrêt a engendrées, le Conseil a voulu calmer les esprits en n’imposant pas immédiatement ce changement de « règles du jeu ».

POUR UNE MEILLEURE SÉCURITÉ JURIDIQUE

Dans ses conclusions, Didier Casas prône, pour justifier ce revirement de jurisprudence, l’insécurité juridique de l’état du droit actuel. Il est vrai que la possibilité offerte par le juge, à tout tiers ayant un intérêt à agir, d’attaquer un acte détachable d’un contrat par un recours pour excès de pouvoir et ensuite faire constater la nullité du contrat peut paraître artificiel et loin d’être sécurisant pour les acheteurs publics.

Cependant, le nouveau recours ne semble pas interdire à des tiers, autres que les candidats évincés, de continuer à utiliser « l’ancienne procédure ». De plus, ces candidats non retenus pourront toujours, avant la signature du contrat, attaquer les actes détachables.

En soumettant une partie des recours des candidats non retenus à un marché public au juge du contrat et plus au juge des référés, il semble que le Conseil a voulu « atténuer la jurisprudence sévère » du juge des référés en matière d’annulation de marché. Cependant, il faudra attendre quelque temps avant de pouvoir faire un bilan et voir si le « pari » engagé sera une réussite ou non.

En l’espèce, l’ordonnance du juge des référés a été annulée, mais la requête de la société Tropic Travaux Signalisation a été rejetée : le Conseil a pu trouver une solution de compromis pour inaugurer cette nouvelle solution.