Deux juges pour les acheteurs publics

La frontière entre les deux ordres de juridictions est loin d’être étanche, notamment dans le domaine de la commande publique : le juge pénal l’a encore démontré récemment.

L’INTERVENTION DU JUGE PÉNAL DANS LES MARCHÉS PUBLICS

Si le modèle juridique français est basé sur la séparation des juridictions administratives et judiciaires, la réalité montre que cette division fait l’objet de plusieurs exceptions : c’est notamment le cas pour les marchés publics.

En effet, ces contrats sont normalement du ressort du juge administratif. Pourtant le juge pénal doit parfois examiner des situations relevant de ce domaine : Catherine Prebissy-Schnall (1) parle même d’une « pénalisation du droit des marchés publics ».

Ce mouvement se concrétise notamment par les articles 111-5 et 432-14 du code pénal. Selon le premier, « les juridictions pénales sont compétentes pour interpréter les actes administratifs, réglementaires ou individuels et pour en apprécier la légalité lorsque, de cet examen, dépend la solution du procès pénal qui leur est soumis ». Quant au second, il traite « des atteintes à la liberté d’accès et à l’égalité des candidats dans les marchés publics et les délégations de service public ».

Ces dispositions mettent mal à l’aise beaucoup de pouvoirs adjudicateurs, car la chambre criminelle de la Cour de Cassation ne se considère pas liée par les décisions du Conseil d’État. Leurs actions n’ont pas le même objet : le juge administratif concentre son attention sur un contrat alors que le juge pénal se focalise sur les agissements d’individus. Pourtant, ce dernier doit prendre en compte des éléments ne relevant de son « domaine de compétences naturelles ».

Or, la jurisprudence administrative est déjà très contraignante pour les acheteurs publics. La possibilité de devoir faire face à des interprétations différentes peut donc rendre des situations très compliquées. Le juge pénal, avec l’article 432-14 du code Pénal, est amené à apprécier l’ensemble de la procédure de passation d’un marché public pour pouvoir qualifier un comportement « d’atteinte à la liberté d’accès et à l’égalité des candidats ». Si le juge judiciaire prenait une position différente de celle du Conseil d’État, les acheteurs publics devraient faire face à un véritable « casse-tête » pour savoir où se situe la bonne solution.

Par ce biais, le tableau pourrait être davantage noirci. Certains estiment que les candidats évincés abusent parfois de la procédure de référé pour faire annuler un marché qu’ils n’avaient aucune chance d’emporter. Ces mêmes entreprises peuvent voir dans l’infraction définit à l’article 432-14 du code pénal une autre voie contentieuse pour atteindre un contrat déjà signé.

Il faut cependant relativiser la situation. Il s’agit là de mettre en jeu la responsabilité pénale de fonctionnaires et non simplement d’annuler une procédure : les demandeurs dans de telles affaires sont en général de bonne fois, convaincus qu’une manœuvre frauduleuse a bien eu lieu. De plus, la recherche du juge pénal est obligatoirement plus poussée que celle du juge des référés et ne s’arrête pas à des détails formels pour prononcer une condamnation.

L’intervention de ce juge n’est pas limitée à ce type d’affaire car il peut aussi avoir à s’intéresser à l’exécution des marchés publics, toujours dans le souci de comprendre la réalité des faits pour trancher un litige. De plus, de nombreuses personnes sont susceptibles de faire porter une action au pénal contre un marché.

Les candidats évincés en font partie bien sûr, mais il ne faut pas oublier des organismes de contrôle comme la direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes, la Mission interministérielle d’enquête sur les marchés publics et les conventions de délégation de service public, ou encore le service central de prévention de la corruption. Le potentiel d’investigation du juge pénal est donc important.

DES EXEMPLES CONCRETS

Parmi les arrêts que le Minefi met régulièrement en ligne, certains sont issus de la chambre criminelle de la Cour de Cassation. Elle a notamment dû se prononcer, le 14 février 2007 (2), sur la passation d’un marché public passé par la commune de Saint-Brieuc.

En l’espèce, cette commune avait lancé un appel d’offres pour renouveler ses contrats d’assurance et à la suite d’une deuxième consultation, le marché a été attribué à la société AC Consultants Sud Ouest. Cependant, « une enquête ordonnée à la suite des protestations d’un candidat évincé » a permis de révéler que l’attribution de ce marché était entaché de plusieurs fautes.

Il s’est avéré qu’un tiers, ayant à la fois des liens avec la commune et avec l’entreprise titulaire, a procuré des informations à cette dernière : elles lui ont permis d’être plus compétitive que ses concurrents en termes de prix.

De plus, le maire-adjoint « a reconnu avoir attribué le marché à la société AC Consultants Sud-Ouest non pas en fonction de critères objectifs de choix mais pour «faire plaisir» à un tiers avec lequel elle entretenait des relations d’amitié ».

L’entreprise attributaire a donc été condamnée pour recel, le représentant de la commune pour atteinte à la liberté d’accès et à l’égalité des candidats dans les marchés publics et le tiers qui a fourni les informations à la société pour complicité des deux chefs d’inculpation précités.

Cet arrêt démontre que le juge pénal est amené à apprécier la légalité de la procédure de passation d’un marché public. De plus, il joue jusqu’au bout son rôle de garant de la loi car toute cette procédure a été engagée pour un marché dont le montant était de 5 850 euros.

L’arrêt du 10 mai 2007 (3) de la même chambre, quant à lui, illustre bien l’obligation pour le juge pénal de prendre en compte des éléments relevant des marchés publics, dans des litiges pour lesquels il est naturellement compétent.

En l’espèce, la Société d’économie mixte immobilière de la ville de Villerupt (Sémiv) qui était représentée par le maire, a attribué à une société « un marché public à prix global forfaitaire non révisable » pour une opération de réhabilitation immobilière.

La Sémiv a également conclu une convention avec l’office public d’habitation à loyer modéré de Thionville pour une l’assistance à maîtrise d’ouvrage. Pendant l’exécution des travaux, le titulaire a rencontré le représentant de la Sémiv pour lui faire part de ses problèmes financiers. En accord avec les deux autres parties, le représentant de l’OPHLM a « confectionné » un avenant pour « couvrir » une augmentation du montant du marché et l’a antidaté. Il a également produit de fausses notes de services.

Cette affaire a été portée devant le juge pénal car les sous-traitants du titulaire du marché n’ont jamais été payés. Ils ont demandé au tribunal de commerce de Briey, puis à la cour d’appel de Nancy, de condamner la SEMIV en sa qualité de maître d’ouvrage à leur verser les sommes dues. Il est avéré que les trois personnes s’étaient « entendues » et que le maître de l’ouvrage avait remis à l’entreprise les sommes d’argents dues à ses sous-traitants, mais que ces derniers n’avaient rien perçu.

Le représentant de la Sémiv a été condamné « pour abus de confiance, complicité de faux et usage, à un an d’emprisonnement avec sursis », l’assistant à maîtrise d’ouvrage, « pour faux et complicité d’abus de confiance, à six mois d’emprisonnement avec sursis », et le titulaire, « pour abus de confiance, complicité et recel, complicité de faux et d’usage, à trente mois d’emprisonnement avec sursis et a prononcé sur les intérêts civils ».

Le potentiel d’investigation du juge pénal dans le domaine de la commande publique est donc plus important qu’il n’y paraît à première vue. Cependant, il ne faut pas exagérer la situation, le juge de la répression n’a pas encore rendu de décision contredisant un point fondamental du droit administratif.